Qui a eu cette idée folle ?

Entrevue avec Antoine Baby

Dans le cadre d’une nouvelle chronique, le CTREQ aura l’occasion de partager avec vous des entrevues réalisées auprès d’acteurs influents du monde de l’éducation. Ces entretiens, plus qu’enrichissants, seront publiés sur l’InfoCTREQ. En guise de première, le CTREQ a eu le grand plaisir de s’entretenir avec monsieur Antoine Baby, chercheur émérite de l’Université Laval et membre honoraire du CTREQ, pour discuter de sa plus récente publication : Qui a eu cette idée folle ? – Essais sur l’éducation scolaire, publiée aux Presses de l’Université du Québec et préfacée par monsieur Guy Rocher.

C’est à la suite de l’effet boule de neige qu’ont créé plusieurs ateliers tenus en milieu scolaire par M. Baby sur les aspects sociaux de l’éducation que l’idée de ce livre a vu le jour. Monsieur Christian Payeur, alors directeur du Service de l’action professionnelle et sociale à la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), suggéra à l’auteur de publier plus de 20 ans de travaux avec la CSQ.

Qui a eu cette idée folle ? nous donne accès au regard clinique « particulier » d’Antoine Baby qui propose dans son ouvrage des correctifs assez radicaux, histoire de donner à l’école publique l’importance et la considération sociale qui devraient lui revenir. Antoine Baby nous offre ainsi sa vision de l’école idéale en nous l’exposant sous un angle bien différent, celui de la sociologie critique qu’il appelle gentiment « la face cachée de la lune ».

Vous affirmez qu’il est difficile pour l’enfant de réussir à l’école sans « réussir l’école ». Pouvez-vous nous expliquer votre point de vue ? 

C’est une image que j’utilise souvent pour exprimer en quoi le regard de la sociologie sur la réalité scolaire peut être différent de celui d’un pédagogue. Je fais souvent appel à l’allégorie de l’émigration. Dans la perspective du sociologue, entrer à l’école pour un enfant de 6 ans peut être considéré comme une émigration : l’enfant passe d’une petite société, sa famille, à une autre, l’école, pour y vivre, s’y adapter et y accomplir des tâches particulières. Plus la différence est grande entre la société d’origine et la société d’accueil, en terme de valeurs véhiculées et de ressources disponibles, plus il sera difficile pour l’enfant de s’y adapter.

Ainsi, l’enfant qui vient d’un milieu très différent de l’école a une double tâche à accomplir par rapport à l’enfant venant d’un milieu où les valeurs véhiculées sont sensiblement les mêmes que celles de l’école. En plus de devoir réussir ses tâches scolaires, cet enfant devra réussir l’école, c’est-à-dire s’y intégrer, s’y adapter et pouvoir y fonctionner normalement.

C’est ce qui vous a amené à proposer une diversification des espaces d’apprentissage dès l’entrée au primaire ?

Oui, pour faciliter cette émigration, il faudrait prévoir très tôt des dispositifs souples qui feraient par exemple que, si un enfant fonctionne mal avec une méthode de lecture ou un type de matériel pédagogique, on puisse lui offrir rapidement des alternatives, ne serait-ce que temporairement, le temps qu’il surmonte le problème occasionné. Il y a en effet de fortes chances que ce problème soit de nature culturelle. C’est ce que j’appelle la diversification des espaces d’apprentissage.

Cela impliquerait que les futurs enseignants soient initiés, dès la formation initiale, à différentes approches ?

Oui, mais pas d’une manière dogmatique, encore moins techniciste. Avec la Révolution tranquille, l’éducation est entrée dans le paradigme scientiste. On a perdu de vue l’idée qu’à la base, enseigner n’est pas une science, encore moins une technique. C’est un art basé sur des connaissances, alors que, dans les programmes de formation des enseignants, on traite l’éducation à la fois comme une science et comme une technique.

Vous semblez très critique à l’endroit des réformes scolaires.

Absolument, et c’est fondamental.  Ces dernières années, on a tour à tour imposé aux écoles la pédagogie non directive, l’enseignement par objectifs, le behaviorisme, le socioconstructivisme et l’approche par compétences, et ce, à  tous les élèves et à tous les enseignants. Toutes ces méthodes sont bonnes dans la mesure où elles ne sont que des outils pédagogiques parmi d’autres dans l’arsenal de l’enseignant. Elles deviennent mauvaises uniquement dans  la mesure où elles sont obligatoires pour tout le monde.

L’histoire de nos réformes est celle d’un carrousel de dogmes pédagogiques mutuellement exclusifs. Lorsqu’on a proposé l’enseignement par objectifs, on croyait avoir conquis la Terre promise. On a vite fait de constater que ce n’était pas le cas, pour remplacer cette approche par une autre tout aussi dogmatique. Dans le passage intitulé Petit Manifeste bref, j’arrive à la conclusion qu’il n’existe qu’un seul dogme en éducation, celui qui statue qu’il n’existe pas de dogme pédagogique!

Vous proposez la création d’espaces d’innovation pédagogique. Qu’entendez-vous par là ?

Durant ma carrière, j’ai rencontré des enseignants très motivés qui veulent innover en pédagogie. Malheureusement, ces personnes sont parfois freinées dans leur projet. Les conventions collectives devraient prévoir des dispositions particulières appelées « espaces d’innovation pédagogique » qui faciliteraient la mise en œuvre de projets d’innovation en donnant plus de latitude à celles et ceux qui veulent innover.

Cette proposition est-elle bien reçue ?

Très bien !

Vous proposez d’en finir avec la pédagogie de complaisance. Qu’entendez-vous par là ?

La pédagogie de complaisance tient pour acquis que tout ce que l’enfant fait est bien et bon. Ce type de pédagogie a encore cours aujourd’hui, par le biais notamment d’un mauvais usage du socioconstructivisme. Bien appliqué, le socioconstructivisme demande une phase que j’appelle de « corroboration ». Ce n’est pas tout de laisser l’enfant apprendre par lui-même et construire ses connaissances. Il faut que l’enfant puisse corroborer ses apprentissages, tester ce qu’il a « découvert » en fonction de critères extérieurs. Si on passe cette étape, cela revient à dire que tout ce que l’enfant fait est bien et bon.

Dans votre ouvrage, vous faites allusion que certaines familles ne jouent pas leur rôle en éducation.

Je suis connu pour utiliser des formules chocs ! Quand je dis que l’école est devenue le site d’enfouissement sanitaire de tous les problèmes de la famille, certains y voient une attitude défavorable, voire agressive à l’endroit de la famille de ma part. En réalité, cette allégorie du site d’enfouissement ne concerne que certaines familles dépassées par la scolarisation de leurs enfants. Certains parents de familles de classe moyenne éprouvent de la difficulté à concilier plan de carrière et obligations parentales. Ils arrivent à la maison essoufflés et n’ont ni le temps, ni le goût de s’asseoir pour aider leurs enfants dans leurs tâches scolaires. Ils repoussent en quelque sorte ce qu’ils ont à faire avec leurs enfants « dans la cour de l’école ». Les familles de milieux défavorisés sont quant à elles démunies et ne sont pas toujours en mesure d’assister leurs enfants dans leur scolarisation, de mettre à leur disposition des ressources de stimulation intellectuelle ou de développement culturel comme peuvent le faire les parents de classe moyenne.

Au bout du compte, le résultat est le même : l’école ne peut compter sur ces familles pour assurer la préparation des enfants à la réussite scolaire.

En ce qui concerne l’implication des familles dans la persévérance scolaire des enfants, la mesure la plus importante que je mets de l’avant est d’entreprendre une vaste campagne nationale de sensibilisation et de conscientisation, à l’échelle de celles que nous avons réussies durant la Révolution tranquille,  dont l’objectif serait de faire partager par toutes les familles de toutes les couches de la société non seulement les valeurs, mais aussi les ressources associées à la persévérance scolaire et à la nécessité qui s’impose de plus en plus d’apprendre tout au long de la vie.

Vous énoncez également certaines idées concernant les écoles privées.

Mes idées se résument à ceci : exigeons que les écoles privées remplissent les mêmes obligations, qu’elles assument les mêmes responsabilités en ce qui concerne les clientèles dites « lourdes », qu’elles assument la même cote part de la formation professionnelle que les écoles publiques, à défaut de quoi on leur couperait leurs subventions. C’est aussi simple que ça. Cela aurait pour effet de les déclasser dans les palmarès scolaires, qui sont d’ailleurs une supercherie  inqualifiable.

Dans les palmarès, l’effet-école n’est jamais isolé, n’est jamais démontré. On dit que l’encadrement des écoles privées est meilleur, que les enseignants sont meilleurs, mieux formés, plus compétents, plus dévoués. Mais cela n’a jamais été prouvé. De plus, les écoles privées se permettent de faire une triple sélection : à l’entrée sur le rendement scolaire et sur la fortune des parents, et en cours d’année sur les insuccès des élèves, car elles ne sont pas obligées comme l’est l’école publique d’assumer l’obligation scolaire. Comme elles ne choisissent que les meilleurs élèves du primaire, c’est clair qu’ils seront les meilleurs aux examens du Ministère.

Quelle est votre vision de l’école idéale?

Elle ressemble beaucoup à l’école primaire des pays scandinaves, notamment la Finlande.  Cette école idéale offre une base commune, réduisant les inégalités sociales. L’école offre une formation de base solide à tous les enfants du Québec, garçons et filles, de toutes les couches de la société. Cette formation commune du primaire se déroule sur neuf ans. À partir de la 7e année, un régime à options amorce la mise en valeur des différences individuelles. Les paliers supérieurs d’enseignement ne pourraient pas faire de ces options des prérequis. La mise en place d’un cours primaire « de culture fondamentale » impliquerait forcément l’abolition de tous les projets particuliers de toutes sortes, du moins au primaire, mettant fin du coup à un épuisant processus de marchandisation de l’école publique placée en concurrence avec l’école privée.

Avez-vous d’autres projets d’écriture ?

Oui, mais, dans l’état actuel des choses, je les considère plutôt comme des chantiers d’écriture. J’irais peut-être du côté de la fiction cette fois.